ADAC Chen Zhen
 

Interviews - Français

Transexpérience
Une conversation entre Chen Zhen and Zhu Xian

Cet entretien entre Chen Zhen et Zhu Xian a été publié dans le catalogue transexpériences/Chen Zhen, par le CCA-Center for Contemporary Art, Kitakyushu, Japon, en 1998. Il a été ensuite reproduit dans Chen Zhen. Les Entretiens, aux éditions les Presses du réel/Palais de Tokyo, en 2003, p. 85-124. 
 
Il est le premier des deux « auto-interviews » entre Chen Zhen et Zhu Xian. Zhu Xian est un personnage fictif inventé par Chen Zhen. Son nom est une anagramme de Zhen. Isolément, « Zhu » signifie « bambou » et « Xian » salé. Prononcés ensemble, ils forment le mot Zhen : « parole sage ». Les parents de Chen Zhen ont voulu que le prénom de leurs trois enfants comportent la racine « Zhu » : le bambou est en effet le symbole de la flexibilité, mais avant tout celui de la droiture.
 

 

Zhu Xian : Comme le temps file ! Dix ans ont passé, le temps d’un éclair. Je me souviens qu’à la fin de l’année 1986, à l’époque où tu allais partir pour la France, je te demandais pourquoi à « l’âge de l’établissement »1 tu en étais encore à quitter ton pays natal et à devoir refaire ta vie dans un nouveau pays. N’était-il pas un peu tard pour repartir à zéro ? Tu m’avais répondu : « Eh bien, j’improviseraisimplement le moment venu ! » Cela fait dix ans déjà que tu es parti et que tu as zou2(voyagé) dans plusieurs pays. Comment te sens-tu maintenant ?

 

Chen Zhen : Le mot « zou »est un mot miraculeux. Si quelqu’un pouvait vraiment comprendre tout au long de sa vie ce qu’il représente, il atteindrait le royaume du « Zhong Che Zhong Wu »(niveau intermédiaire de compréhension et niveau intermédiaire d’entendement)3. « Aller par monts et par vaux », « faire de longues marches », « ne pas verser une larme avant d’avoir vu le cercueil » (ne jamais s’arrêter de chercher avant d’avoir vu la face sombre de la réalité), et même « rester à l’écart du monde », toutes ces expressions ont quelque chose à voir avec le concept « zou ». Bien sûr, je voulais plutôt parler d’une « fuite spirituelle ».

 

Z. X. : « Une fuite spirituelle » ?

 

C. Z. : Parfaitement. « Une fuite spirituelle ». C’est l’expérience la plus profonde qu’on puisse connaître dans la vie. On doit apprendre à sortir de son « cocon », et être assez courageux pour « rompre avec soi-même » et « abandonner son propre contexte culturel ». Le proverbe chinois dit :« L’âme a quitté son abri. », ce qui symbolise un stade critique où la créativité a atteint son zénith. L’expérience du « zou« et l’enthousiasme lié à un travail créatif font partie du même réseau d’expériences. Bien entendu, « la fuite spirituelle » va avec une recherche de la solitude. Ces dernières années, « la recherche de la solitude, l’ouverture et le voyage » ont été les points de repère qui m’ont permis de « zou-er » et vivre.

 

Z. X. : Si tu voulais maintenant résumer en une phrase, ou même en un mot, quelles ont été pour toi les expériences du « zou », que dirais-tu ?

 

C. Z. : « Transexpériences ». En chinois, on peut dire aussi « Rong Chao Jing Yan ». C’est une sorte de « fusion/transcendance des expériences ». Il n’existe pas de mot équivalent en anglais ou en français, mais le préfixe « trans » contient les sens de « en croisant », « à travers », « au-dessus et au-delà », « transfert », « sur », « de l’autre côté de », etc. Si l’on juxtapose ce préfixe avec le mot « expérience » et si on l’utilise au pluriel, on invente un mot nouveau, qui résume de façon vivante et profonde les expériences complexes que l’on vit quand on quitte son pays natal et qu’on va de pays en pays. Le plus étonnant, c’est que ce préfixe est très proche du mot « zou »dont on vient de parler.

 

Z. X. : Si je comprends bien, pour toi, le mot « transexpériences » représente la maîtrise holistique et la compréhension des relations réciproques entre les différentes périodes et les différents évènements d’une vie, qui se caractérisent par des activités qui

se superposent et se déplacent. D’autre part, en termes de dissemblance entre « soi » et « les autres », les « transexpériences » pourraient être un nouveau « concept »mettant en lumière les qualités personnelles d’un individu et son identité ?

 

C. Z. : Pas seulement. Les « transexpériences » représentent aussi un concept artistique. Ce n’est pas un concept « purement conceptuel ». C’est plutôt un concept « impur » dont on fait l’expérience, une façon de penser et une méthode de création artistique qui permet de faire le lien entre ce qui précède et ce qui suit, de s’adapter aux circonstances, d’accumuler des expériences au cours des années et d’être sur le qui-vive à chaque instant. De plus, ce concept particulier dont on fait l’expérience suppose de s’immerger dans la vie, de se mélanger aux autres et de s’identifier à eux. On sent ici l’influence du mouvement chinois qui, pendant l’ère Mao, consistait à « faire l’expérience de la vie »4. Ainsi, pendant plusieurs années, j’ai consacré une grande partie de mon temps et de mon énergie à essayer de communiquer avec le monde extérieur en tâchant d’utiliser mes rudiments de français et d’anglais. Au seuil du XXIe siècle, je pense que l’art va pouvoir faire la preuve de sa vitalité au travers de contacts, d’échanges, de malentendus et de conflits entre les personnes, la société et la Mère Nature, la science et la technologie, entre les continents et entre les groupes ethniques. Ainsi, les « transexpériences » ne sont pas seulement les voies que j’emprunte pour développer mon travail, elles me permettent aussi d’entrer en contact avec tous ces réseaux.

 

Z. X. : Dans cette perspective, peut-on voir les « transexpériences » comme une sorte de conscience latente qui stimule et permet de donner toute leur dimension aux expériences de la vie ? Les « transexpériences » permettraient peut-être en même temps de s’adapter aux situations et de profiter de nos expériences le plus « naturellement » possible, étant devenue une sorte de logique interne qui fonctionnerait inconsciemment ?

 

C. Z. : Tu peux l’entendre de cette façon. Mais les « transexpériences », comme mode particulier de pensée et processus d’expérimentation-accumulation, sont diamétralement opposées à toute tentative de théorisation et de schématisation. Car en réalité, la « transexpérience » est une sorte « d’état et de particularité de l’existence ». C’est justement par ce concept que je tente d’échapper à une rationalisation de l’art et à une schématisation des styles artistiques. Quant à la « logique interne », deux proverbes chinois très connus peuvent en donner une vision plus claire : « dix mille changements ne modifient jamais l’essence des choses » et « reste le même pour faire face aux dix mille changements ».

 

Z. X. : Selon toi, on pourrait donc considérer la « transexpérience » comme une « définition de la vie », applicable à tous. Si c’est vrai, quel est le rapport avec l’art ? Quel lien y a-t-il entre ce concept et toi, un artiste de culture orientale ?

 

C. Z. : Tu retournes la question. C’est probablement parce que les « transexpériences » elles-mêmes ont une affinité avec les inversions. Ta première question concerne l’absence de limites de l’art. Tout concerne l’art, en particulier les gens et leurs vies. Tu le prouves en inversant la question et tu montres du même coup à quel point les « transexpériences » repoussent les limites du concept d’art. Selon le bouddhisme, « toutes les créatures possèdent le sens du Bouddha ». Ce principe est une loi universelle selon laquelle tout est possible. Le succès dépend de l’homme. Les « transexpériences » sont applicables à tous, y compris aux prisonniers. Ta deuxième question concerne la singularité de chacun, qui est elle-même un mélange de nos « qualités personnelles » et des « relations » que nous entretenons avec ce qui nous entoure. Ce sujet nous fait plonger au cœur des « incantations » et des « codages secrets » les plus primitifs et les plus mystérieux de l’art. Ainsi, la « transexpérience » n’a rien à voir avec l’expérience du voyage, à laquelle chacun peut accéder en parcourant le monde et qui est finalement superficielle et banale. Elle consiste plutôt en une « solitude spirituelle et en une intériorisation des expériences successives de la vie ». Il s’agit de devenir une sorte de « sans-abri culturel », c’est-à-dire n’appartenir à personne mais être en possession de tout. Ce type d’expérience elle-même constitue un monde en soi.

 

Les arbres meurent quand on les déplace, les hommes survivent en se déplaçant.

Le corps se déplace alors que le cœur reste tranquille.

 

Z. X. : Tu as dû attendre 1990 pour faire ta première exposition à Paris. Autrement dit, tu n’as eu aucune exposition durant les quatre années qui ont suivi ton départ de Chine. Qu’as-tu fait pendant ces quatre années ?

 

C. Z. : Je n’ai pas fait de création artistique.

 

Z. X. : Tu n’as rien fait en tant qu’artiste pendant quatre ans !

 

C. Z. : Je veux dire que je n’ai finalisé aucune œuvre artistique, mais je n’ai pas dit que je n’ai pas travaillé. Au contraire, j’ai travaillé très dur, jour et nuit. C’est peut-être la période de ma vie pendant laquelle j’ai travaillé le plus et avec la plus grande concentration. Peu de gens peuvent comprendre cela. A cette époque, ma famille n’était pas encore venue me rejoindre à Paris. J’étais seul et je vivais très simplement. J’avais loué une petite chambre de bonne qui faisait à peu près sept mètres carrés en banlieue parisienne, « me cachant dans une petite mansarde, inconscient du déroulement des saisons ».5C’est ainsi que j’ai vécu pendant quatre ans ! Il m’est arrivé de ne téléphoner à personne pendant un mois entier, et personne n’entretenait de correspondance avec moi. Peux-tu imaginer quelle sorte de vie c’était ? Une vie dans laquelle on se sent vraiment comme un coursier céleste s’élevant dans les airs, où l’on est libre de faire vraiment ce qu’on veut. J’ai connu à cette époque de ma vie les plus rares moments de quiétude et de profonde réflexion.

 

Z. X. : Ce que tu décris ressemble à une vie paradisiaque. Mais était-ce vraiment aussi simple et aussi facile que tu le prétends ? J’ai entendu dire que tu étais plutôt fauché à l’époque.

 

C. Z. : Cela dépend de quel côté on se place. Un jour, j’évoquais cette période en compagnie d’un ami français. Je lui disais que du point de vue matériel c’était la misère noire, mais que du point de vue de là (et je montrais la tête), j’avais comme un trésor. Aussi, est-ce une question de choix : si le corps et le cœur sont tous deux affranchis des désirs matériels, alors la simplicité et la solitude peuvent être agréables.

 

Z. X. : De quoi vivais-tu à l’époque ?

 

C. Z. : La première année, mon frère économisait sur sa bourse pour m’aider. C’était, pour moi, comme « m’apporter du charbon quand il neige », il m’a aidé au moment où j’en avais le plus besoin. Je ne l’oublierai jamais. Les années suivantes, je vivais en dessinant des portraits dans la rue pendant l’été. Je suis un très bon portraitiste. Trois mois de travail acharné pouvaient me faire vivre le reste de l’année. Accoster les gens dans la rue ne m’était pas naturel. Bien sûr, ce n’était pas facile d’être loin de la Chine, mais c’était du haut de mes trente ans la première fois que j’étais mon propre « patron » et mon propre « père ». Il n’y avait pas « les anciens » et « les jeunes » à la maison, pas de hiérarchie familiale, et je vivais dans la plus grande anarchie. A part quelques accrochages dans la rue avec la police, j’étais totalement libre, sans restrictions et sans problèmes. J’avais, je pense, à cette époque, le statut le plus satisfaisant pour un artiste.

 

Z. X. : Tu n’étais pas concerné par la hiérarchie entre « les anciens » et « les jeunes » et seule la pauvreté te rendait la vie dure. Mais que faisais-tu exactement ?

 

C. Z. : J’étais dans un processus de rupture avec mon passé et, en même temps, j’avais du mal à m’insérer dans la société française. Je devais subir une série de transformations qui commençait par l’apprentissage du français. A cette époque, deux choses me semblaient très importantes : d’une part étudier la société et l’histoire de l’art occidentales en apprenant la langue et revisiter, d’autre part, la culture chinoise à travers des textes anglais et français.

 

Z. X. : A la différence de beaucoup d’artistes chinois d’avant-garde, tu es venu en laissant de côté tout ce que tu avais appris en Chine. Tu es reparti de zéro, de la rue. Dans une situation pareille, il est souvent très difficile de faire les premiers pas. Mais une fois qu’ils se sont mis en route, les derniers arrivants peuvent surpasser les anciens. Ne trouves-tu pas que ton évolution récente en est l’illustration ?

 

C. Z. : Je ne suis pas sûr d’aller plus vite que les autres. Ce que je sais, c’est qu’il m’a fallu plus de temps pour apprendre à marcher que pour la plupart des gens. Savoir marcher plus vite que les autres est un avantage, mais savoir marcher plus longtemps est encore plus utile. J’aimais courir sur de courtes distances quand j’avais vingt ans, mais désormais je préfère de beaucoup courir sur de longues distances ou bien simplement « me déplacer sans courir ».

 

Z. X. : Je te vois courir à droite et à gauche toute la journée. Comment peux-tu dire que tu ne cours pas ?

 

C. Z. : Cela s’appelle « se déplacer ». Les arbres meurent quand on les déplace, les hommes survivent en se déplaçant.

 

Z. X. : Quand quelqu’un se déplace, son cœur aussi se déplace.

 

C. Z. : « Est-ce que le vent bouge ? – Est-ce que les pôles se déplacent ? – Est-ce que les drapeaux bougent ? – C’est ton cœur qui se déplace. (allusion classique au bouddhisme) ». Quand quelqu’un est dans une voiture, son corps se déplace sans que son cœur s’active, seule la voiture se déplace. Cela s’appelle se déplacer sans bouger. De nos jours, l’activité artistique que je pratique me demande de parcourir le monde, et l’on doit être capable de déplacer son corps en gardant le cœur au calme.

 

Z. X. : Tu es en train de prêcher.

 

C. Z. : Non, pas du tout. Tu sais, comme beaucoup d’artistes aujourd’hui, je passe les deux tiers de mon temps chaque année à voyager et à travailler loin de chez moi. Ce n’est pas un problème grave, mais cela rend très vulnérable. Dans ce cas, soit on refuse de se déplacer, soit on essaye de retourner la situation en sa faveur. C’est une question de « mouvement réactif » ou de « mouvement proactif ». Les « transexpériences » permettent d’être pleinement conscient de son déplacement et d’en tirer avantage sans que le cœur soit perturbé ; il peut ainsi s’ouvrir à ce qui l’entoure.

 

Le court-circuit comme méthode de création

 

Z. X. : Parlons maintenant de ton travail. En 1995, tu as réalisé Round Tabledans le bâtiment des Nations Unies à Genève. Il me semble que cette œuvre marque un tournant. On remarque non seulement une grande inventivité technique et une grande justesse dans ta manière de transformer les « ready-made » ou les objets trouvés, mais aussi la simplicité de ton langage visuel et la complexité des significations que tu attribues à des objets ordinaires (une table et des chaises). Ces objets, tout en restant parfaitement identifiables, deviennent les véhicules d’une série de connotations sociales, culturelles et même politiques. Peux-tu nous en dire plus là-dessus ?

 

C. Z. : La sensation qu’on a d’un objet vient souvent d’observations et de considérations quotidiennes. Une bonne pièce n’est en aucun cas un accident. Je trouve vraiment désolant que dans le monde, l’idée qu’on se fait de la culture chinoise se limite aux restaurants chinois ! La table ronde est bien sûr très caractéristique des restaurants chinois. Pendant longtemps, je me suis beaucoup intéressé au phénomène des tables rondes.

 

Z. X. : Voulais-tu réhabiliter les tables rondes ?

 

C. Z. : Eh bien, ce n’est pas du tout l’idée qui est à l’origine de Round Table ! A un moment donné, j’ai pensé à une table ronde, et j’ai réfléchi à la richesse de ses implications et à son potentiel de transformation.

 

Z. X. : D’où sont venues toutes ces chaises, et quel rôle ont-elles joué ?

 

C. Z. : Les vingt-neuf chaises viennent des cinq continents. Mais ce n’est ni les chaises toutes seules, ni la table qui donnent la signification de l’œuvre. C’est plutôt le « guanxi »(les relations) entre la table et les chaises. Il s’agissait de disposer la table et toutes les chaises d’une « façon normale », tout en créant des « relations anormales ». Le sens a surgi quand on a fixé les chaises sur le plateau de la table.

 

Z. X. : Cette pièce est riche d’implications. Visuellement, elle possède une grande justesse et une grande force.En même temps, j’y vois de « l’idéalisme » : tout le monde assis autour d’une table, chacun ayant une place équivalente à l’autre, pour la satisfaction de tous.

 

C. Z. : Tu es un optimiste ! Mais as-tu réalisé que personne ne pouvait vraiment s’asseoir à cette table ? La table elle-même rend les chaises inaccessibles. La table ne serait-elle pas ici un symbole du pouvoir ? C’était très délicat de faire un travail dans le cadre des Nations Unies. J’ai choisi la métaphore de la table ronde parce que son « fonctionnement » est simple comme objet et comme symbole du pouvoir. Je voulais aussi évoquer les inégalités entre les êtres humains. Round Tablea des implications doubles. D’une part, cette œuvre s’inspire de la tradition du « repas de fête » chinois, avec son sens de l’unité, de l’harmonie et du dialogue. D’autre part, elle s’inspire de la table ronde des conférences internationales, qui implique discussions, négociations, accords politiques et contraintes du pouvoir. Te souviens-tu de l’un des trente-six stratagèmes chinois qui dit : « Cacher un poignard dans un sourire ? ».6

 

Z. X. : Au-delà de ce que l’on voit, les caractéristiques contextuelles du lieu ont renforcé le sens de l’œuvre, lui donnant ainsi un pouvoir spirituel.

 

C. Z. : Ce n’est pas le contexte qui a élevé l’œuvre. L’œuvre était conçue dès le départ en fonction de son contexte. L’une de mes principales méthodes de création consiste à dialoguer avec le contexte « intérieur » ou « invisible » du lieu. Je sais par expérience que lorsque je propose un projet, par exemple une grande installation, dans un lieu que je ne connais pas, je vais fatalement devoir faire face à des problèmes, petits ou grands. J’ai parfois foncé tête baissée dans d’énormes difficultés, allant jusqu’au manque d’inspiration ou à l’inadéquation entre le site et l’œuvre.

 

Z. X. : Tu as dit une fois que tu n’avais pas besoin d’atelier pour travailler à un projet. Peut-on dire que la façon dont tu relies le lieu à l’œuvre vient de ce que tu utilises le lieu d’exposition comme atelier ?

 

C. Z. : C’est le cas de nombreux artistes. Mais ce n’est pas le mien. Quand je dis qu’il faut quitter son atelier et aller dans le monde réel, je suggère qu’il faut plonger au plus intime de la vie. Le lieu où l’on expose n’est pas seulement un endroit où travailler, il représente aussi une façon de vivre. Si le lieu est le facteur contextuel de l’œuvre, quels sont alors les facteurs contextuels du lieu ? C’est une question importante.

 

Z. X. : Les facteurs contextuels du lieu ?

 

C. Z. : Oui, tout ce qui est invisible. Par exemple, l’histoire de ce lieu, les origines de la ville où il se situe, son contexte géographique, social, culturel et ethnique... Le thème de l’exposition et l’intention du commissaire sont aussi des facteurs contextuels. Tout événement majeur ou particulier qui a marqué le lieu d’exposition est aussi un facteur contextuel. On peut même parfois considérer le changement des saisons et les éléments naturels comme des facteurs contextuels, ainsi que les conditions climatiques, la température, la saison des pluies ou la sécheresse. L’œuvre que j’ai réalisée en Finlande en 1994,37°C the Human Body’s Temperature, en est un bon exemple. Nous devrions être capables de créer un contexte à partir de rien, et de trouver le prétexte à ce contexte.

 

Z. X. : Mais finalement, quand on y réfléchit, l’importance donnée au contexte appartient à un mode de pensée occidental. Est-ce que ce n’est pas une contrainte pour toi ?

 

C. Z. : Si l’on regarde les choses à travers le prisme de l’histoire de l’art occidental, ou si l’on suggère que ce sont les Occidentaux qui ont inventé l’art contemporain, non seulement on risque de perdre ce que l’on pourrait acquérir, mais on va perdre aussi ce que l’on possède déjà. Comment les Chinois construisent-ils leur maison ? Ils décident l’orientation de la poutre maîtresse du toit, la place des portes et des fenêtres, la largeur des avant-toits, la disposition des meubles et des lits à l’intérieur en fonction de l’environnement.

 

Z. X. : Ce que tu évoques à l’instant, c’est le feng shuichinois7.

 

C. Z. : Il s’agit aussi de contexte ! C’est simplement une question de prise de conscience. Quand le cœur parle, il n’y a pas de frontières. Les Chinois sont les gens qui attachent le plus d’importance au contexte depuis des temps immémoriaux. Le mode de pensée le plus élevé, le plus grand secret en science et en art, n’est autre que cette méthode « d’attaquer par les flancs » ou de « prêcher le bouddhisme dans un chemin détourné ». La médecine traditionnelle chinoise fait valoir que « pour guérir les maladies qui concernent le haut du corps, il faut traiter par le bas » (on peut guérir un mal de tête en appliquant des aiguilles d’acuponcture au « point de la fontaine jaillissante » qui se trouve sous le pied. De même, on peut soigner les longues maladies et les difficultés respiratoires en renforçant les reins et en conseillant le grand air). Toutes ces pratiques traitent les maladies en considérant le corps dans son ensemble. Dans la sphère qui entoure un objet, il y a bien souvent des objets et des éléments invisibles. Dans la création actuelle, on ne doit pas seulement chercher à étendre le concept artistique au-delà de l’œuvre, on doit aussi se demander comment le contexte influence et modifie une œuvre.

 

Z. X. : Ta connaissance et ton expérience du contexte semblent uniques. Aussi, laisse-moi te demander quelles sont exactement les relations entre l’œuvre et son contexte. En d’autres termes, en quoi consiste le processus de création lorsqu’il existe une relation particulière entre l’œuvre et son contexte ?

 

C. Z. : Un jour, un de mes amis m’a demandé quel était le moment ou le stade le plus stimulant dans le processus de création. Je lui ai répondu qu’il y avait comme un phénomène de « court-circuit » électrique. Deux électrodes opposées se rencontrent : bien qu’appartenant au même circuit électrique, elles ne s’accordent pas. Dans cette puissance de choc et de destruction que déclenche un court-circuit, je reconnais le processus de création, le moment le plus stimulant de ce processus. Pour te donner une réponse plus directe, à chaque fois qu’un artiste se trouve en présence de nouveaux facteurs contextuels, il va être sensible aux différents conflits de pouvoir, aux possibilités de dialogue et à « l’appel de l’espace et du temps »,ou à la transformation de l’un par l’autre. En bref, il va faire l’expérience du phénomène de « court-circuit ».

 

Z. X. : Tes expériences se confrontent aux « expériences du lieu », provoquant une osmose et une transformation de l’un par l’autre. C’est ce que tu appelles les « transexpériences ». Mais crois-tu vraiment que les œuvres d’art puissent être réduites à cette définition ? N’ont-elles pas une existence propre ? Qu’en fais-tu après l’exposition ?

 

C. Z. : Le phénomène du « court-circuit » dans le processus de création indique la conception de l’œuvre et le déclenchement du processus de pensée. Les conditions qui le favorisent sont proches de celles qui sont réunies pour « que l’enfant sorte du ventre de la mère ». Dialoguer avec le contexte « interne » ou « invisible » du lieu est la vraie façon d’interpréter ce concept. C’est par ce chemin que l’on quitte l’atelier. Cette pratique permet de rompre avec la tradition de l’artiste qui passe des journées entières enfermé dans son atelier à méditer sur des expériences hasardeuses, incertaines, des impressions furtives, absurdes, instables et contradictoires. Cette nouvelle méthode combat la tendance d’un artiste solitaire à créer de façon mécanique. En ce qui concerne le destin des œuvres après l’exposition, c’est une question de « ré-interprétation ». Par exemple, si l’on veut exposer une œuvre que l’on a déjà exposée ailleurs, il faut reconsidérer l’ensemble des nouveaux facteurs contextuels. Cependant, je me penche actuellement sur la notion « d’inter-contextualisation » des œuvres. En d’autres termes, si l’on montre ensemble deux œuvres ou plus, produites dans des contextes différents, elles peuvent créer un nouveau contexte les unes pour les autres. Si par exemple, on montre Fu Dao/Fu Dao – Upside-down Buddha/Arrival at Good Fortune, présenté au CCA (Centre for Contemporary Art), àKitakyushu au Japon, avec Prayer Wheel – « Money Makes the Mare Go » (Chinese Slang), au PS1 de New York, et même Game Tableprésenté à Shanghai, les trois pièces vont subir immédiatement une forte « inter-contextualisation ».J’ai en effet conçu ces œuvres dans des cadres différents, mais elles illustrent toutes la même approche face aux contradictions du monde culturel, économique, spirituel et matériel et aux conflits que provoque la mondialisation du système capitaliste dans des contextes culturels différents. Pour prendre un autre exemple, imaginons que l’on mette dans la même exposition Round Table,Game Tableet Under the Tableque je vais bientôt réaliser. J’ai conçu la première pièce dans le contexte des Nations unies sur le thème « politique et genre humain », la deuxième pièce sur fond d’explosion de la croissance économique à Shanghai et sur le thème « des hommes et l’argent » ; la troisième pièce est un travail sur les relations entre « les hommes et la société » dans un contexte de violents conflits sociaux. Ces trois « tables » se renforceraient fatalement les unes les autres. Cette exposition aurait pour thème « l’inter-contextualisation des œuvres ».

 

Z. X. : Ce dont tu viens de parler est très intéressant. On dirait une nouvelle façon d’envisager les expositions personnelles. Avec cette méthode, les œuvres sont modifiées non seulement dans leur contenu mais aussi dans leur forme. Cependant, je me demande si en accordant trop d’importance au contexte, on ne se donne pas des contraintes inutiles à la création artistique. Est-ce que ton intention d’ouvrir la réflexion sur le contexte ne te limite pas finalement aux prémisses d’une mise en dialogue qui serait quelque peu mécanique ?

 

C. Z. : Pourquoi penses-tu cela ? Qu’est-ce que c’est finalement, un contexte ? Daily Incantationsest le résultat de mon premier retour à Shanghai après huit ans de vie à l’étranger. Personne ne m’avait invité à exposer à l’époque. J’ai pu voir une nouvelle fois ces jolies dames de Shanghai laver les pots de chambre dans la rue au petit matin, et cela à deux pas de l’Hôtel Hilton ! Ces activités sont comme les « lectures quotidiennes du Livre rouge» pendant la Révolution culturelle8: une mécanique imperturbable de la « répétition du quotidien ». Que cette mécanisation soit inextricablement liée à la modernisation, voilà qui est intéressant ! C’est en regardant cette scène que j’ai trouvé spontanément l’inspiration pour Daily Incantations, que j’ai pu concevoir cette pièce et même trouver son titre. Je n’étais soumis à aucune limitation. Il ne faut pas dire qu’il pleut quand il n’y a qu’un petit souffle de vent. Un artiste peut parfois monter une exposition dans sa propre tête. « Les rêves » sont une autre sorte de contexte. La rencontre entre un artiste et un contexte peut se produire pratiquement n’importe où et n’importe quand. D’ailleurs peu importe, l’inspiration ne dépend pas du contexte. En bref, je n’impose ni ne subis aucune limitation.

 

La banque culturelle des gènes : revitaliser le passer et enrichir le présent

 

Z. X. : Puisque l’on parle de Daily Incantations, je voudrais m’attarder sur les pots de chambre. Quelle place les artistes chinois de ta génération donnent-ils aux symboles culturels chinois ? Je parle en particulier de ceux qui résident à l’étranger et qui côtoient des Occidentaux toute la journée. J’ai le sentiment que vous marchez tous sur une corde raide et que vous jouez avec le feu.

 

C. Z. : Ne crois-tu pas que marcher sur la corde raide et jouer avec le feu soient une forme d’art ? Bien sûr, je le sais, mais c’est maintenant à ton tour de me parler du contexte.

 

Z. X. : On vit dans un contexte donné et on croise les autres sur son chemin.

 

C. Z. : Mais on vit aussi dans son propre monde.

 

Z. X. : Ton monde, c’est la Chine ou l’Occident ?

 

C. Z. : Quelque part entre les deux.

 

Z. X. : A ton avis, faut-il jouer la carte de la culture chinoise ?

 

C. Z. : Je ne joue pas la carte de la culture chinoise. Je ne joue pas non plus la carte de l’Occident. Je n’aime pas particulièrement non plus qu’on me manipule comme une carte. Le proverbe chinois dit : « Joue n’importe quelle carte, quel que soit l’endroit où tu te trouves ». Ce qui veut dire en fait qu’il faut déterminer son propre contexte. Imagine-toi passer le mois de janvier en Europe, le mois de février en Asie et le mois de mai en Amérique. Quand on doit faire une œuvre artistique dans une situation de déplacements constants, quelle carte faut-il jouer ? Eh bien, le plus judicieux, après tout, c’est de jouer ses propres cartes, les cartes que l’on s’est données à soi-même. La méthode de création du « court-circuit » dont j’ai parlé est une de mes propres cartes.

 

Z. X. : Lors de tes déplacements, quelle est ta relation avec le monde extérieur et les autres gens ?

 

C. Z. : Je suis en toi et tu es en moi.

 

Z. X. : Te mélanges-tu aux autres sans essayer de parler des différences ?

 

C. Z. : Mon attitude envers le monde, ma pensée artistique et mes procédés de travail sont radicalement différents de ceux des autres. Ils sont tous construits sur la notion de distanciation. Le proverbe chinois dit : « Une longue période de séparation conduit aux retrouvailles et une longue période de retrouvailles conduit à la séparation ». Ce n’est rien d’autre qu’un modèle de conduite envers le monde et les autres. Laisse-moi le réitérer ici, cela s’appelle « la recherche de la solitude par l’ouverture et le déplacement ».

 

Z. X. : Tu ne réponds toujours pas à la question sur les symboles culturels chinois.

 

C. Z. : Il n’y a pas ici de zone interdite ; dans la culture chinoise, quand les Huit Immortels traversent la mer, ils montrent chacun leur talent particulier. Je n’ai rien d’autre à offrir que mon opinion sur le sujet. Pour commencer, j’ai deux principes : le premier est le « jie gu feng jin »ou « utiliser le passé pour faire la satire du présent ». Bien entendu, ce n’est pas la peine d’aller chercher dans le passé des exemples qui n’éclaireront pas la société, la politique, l’économie ou la culture actuelles. Mon second principe est le « jie huo gu »ou invoquer le « passé vivant », mais ne pas vouer de culte au « passé mort ». En d’autres termes, se servir d’expériences vivantes et pas uniquement de ce qui est écrit dans les livres. C’est la raison pour laquelle je suis retourné fréquemment travailler en Chine et dans des pays asiatiques ces dernières années. On le voit très clairement dans une série de travaux comme Round Table, Daily Incantations, Game Table, Fu Dao/Fu Dao – Upside-down Buddha/Arrival at Good Fortune, et Prayer Wheel – «Money Makes the Mare Go» (Chinese Slang). Bien que j’aie réalisé ces œuvres dans des contextes différents, en Asie, en Europe ou en Amérique, le principe en reste le même : « revitaliser le passé et enrichir le présent ». Tu as mentionné « le pot de chambre ». Ce qui m’intéresse en premier lieu dans cet objet, c’est qu’il ne s’agit pas d’art. C’est un objet ordinaire à usage quotidien. Les Chinois ont une double conception du pot de chambre : beaucoup le considèrent comme quelque chose de très laid. Mais les gens superstitieux pensent que le pot de chambre est le pot « dufils et du petit-fils ». Il aide à propager et à reproduire, il est le vecteur du renouvellement des générations. La dualité intrinsèque de cet objet est très proche de la nature de l’art contemporain. Le sédiment calcaire de couleur blanche qui recouvre la paroi interne du pot est même une substance médicinale précieuse, qu’on appelle « philtre blanc »et qu’on utilise pour calmer les bouffées de chaleur et faire baisser la fièvre. J’aime beaucoup ce genre d’objet qui possède une double nature. De plus, en zone urbaine, où l’influence du mode de vie occidental est la plus forte, on utilise de moins en moins les pots de chambre ; ils sont même voués à disparaître. Cet objet est ainsi intimement lié aux concepts « d’Occident », de « modernisation »et au principe de « supplanter l’ancien par le nouveau ». C’est la même chose pour le boulier que j’ai introduit dans Money Makes the Mare Go. Ces deux objets permettent d’ironiser sur l’homme moderne et sont intéressants à jie-er9.

 

Z. X. : Tu utilises le mot « jie »avec beaucoup de subtilité. Autrement dit, les choses qui sont « jie-ées » sont « ready ». Elles sont les équivalents chinois des « ready-made ».

 

C. Z. : Serais-tu en train de te servir du concept de « ready made » pour définir un élément de la culture traditionnelle chinoise ? N’as-tu pas peur d’imposer encore à la culture traditionnelle une occidentalisation qui est déjà très présente dans la société chinoise contemporaine (en commençant par les grandes métropoles). En fait, quand on « jiele passé » (on se réfère au passé), il est très important aussi de le « décrier ». L’idée n’est pas de s’approprier directement les images du passé ou de voyager simplement dans le temps et l’espace. Les symboles culturels chinois ne sont pas du tout « ready », à moins de parler en termes de calligraphie. N’oublie pas s’il te plaît que notre génération est très attachée à l’esprit de rébellion contre la culture traditionnelle. Comment peut-on nous prendre pour des amateurs d’antiquités, alors que nous faisons référence à la culture traditionnelle pour établir notre stratégie dans le contexte occidental ?

 

Z. X. : Comment appelles-tu cela alors ?

 

C. Z. : Je propose de l’appeler « la banque des gènes ». « La banque des gènes » que représente la culture chinoise a été en hibernation pendant au moins cinq cents ans. Elle se réveille aujourd’hui.

 

Z. X. : « La banque des gènes » ?

 

C. Z. : Ce dont nous parlons est une question de gènes. Les gènes sont constitués de deux éléments fondamentaux : la force de l’hérédité et les facteurs extérieurs ; c’est à partir de ces deux éléments qu’ils peuvent générer la vie.

 

Z. X. : Dans ce cas, tu ne pouvais pas ne pas utiliser de symboles culturels chinois, du fait de ton hérédité.

 

C. Z. : C’est à moitié vrai. Quand on a quitté la Chine à trente ans, comme moi, on ne peut pas changer ses gènes, même en faisant renouveler tout son sang plusieurs fois de suite. La race jaune reste la race jaune. Mais je pourrais me changer si je le voulais. Bien sûr, je ne pourrais jamais empêcher mes gènes de m’influencer de temps en temps. Ça me fait penser à l’artiste japonais On Kawara. Quelle que soit la manière dont il conçoive ses Date Paintings10et la manière dont les Occidentaux voient son œuvre, il est impossible qu’il n’ait pas subi « l’influence génétique » de ces deux maximes bouddhistes sur le temps : « Dans la vie, on ne peut espérer qu’un jour soit meilleur qu’un autre » et « le sens de la vie repose sur la certitude qu’un jour sera suivi par un autre jour ».

 

Z. X. : J’ai l’intuition que les éléments internes et externes du gène ont la même origine que le concept du « court-circuit » dont nous avons parlé précédemment.

 

C. Z. : Il s’agit des deux lignes parallèles du Yin et du Yang11 en opposition l’une avec l’autre. Comme tu le sais, on ne peut réaliser une greffe ou une hybridation que sur une base génétique. On les obtient en faisant copuler deux gènes différents qui vont générer la vie, alors que lorsque l’on fait un assemblage, on colle une peau sur une autre pour changer les apparences. Ainsi, se servir de la culture chinoise suppose qu’on en fasse partie, on ne peut s’en servir en venant de l’extérieur.

 

Z. X. : Si l’on dit que tes trente années de vie en Chine sont à l’origine de tes principales particularités génétiques, est-ce que tes dix années de vie en Occident n’ont pas eu également sur toi une incidence génétique ? A mon avis, tu as deux sortes de gènes dans ton corps.

 

C. Z. : Quelles que soient les proportions respectives de l’un et de l’autre, ce que tu dis est vrai. Malgré tout, j’ai toujours l’impression que la langue maternelle détermine l’identité génétique d’une personne.

 

Z. X. : A mon avis, pour créer une œuvre hybride, il faut avant tout que l’artiste soit lui-même le résultat d’une véritable hybridation génétique. S’il essaye de camoufler sa véritable structure génétique, ça ne marchera pas.

 

C. Z. : Excellent ! Tu touches du doigt ce qui est au cœur du problème. Tu viens d’énoncer une critique vigoureuse de toute œuvre d’assemblage culturel qui reste superficielle.

 

Méthode conceptuelle métaphorique

 

Z. X. : J’ai une autre question : « Comment fais-tu pour distinguer les particularités intrinsèques des deux parties que l’on hybride ? » Par exemple, tu refuserais que l’on te prenne pour un artiste conceptuel, tu trouverais cela simpliste. Mais peux-tu nous renseigner plus avant sur ton mode de pensée, au-delà de ce que tu as dit sur les méthodes et les conditions de la création, en particulier les concepts de « court-circuit » et de « contexte » ?Qu’est-ce qui te différencie réellement des artistes occidentaux ?

 

C. Z. : Nous, les Chinois, nous avons l’habitude de parler de façon indirecte. C’est d’ailleurs à cause de cela que d’autres peuples ont une opinion négative sur nous. Les Français disent « c’est du chinois » pour subsumer quelque chose d’incompréhensible. Je le prends comme un très grand compliment. Cela montre que les Chinois n’abordent pas les problèmes de front et qu’ils commencent par ne rien affirmer. Cette caractéristique montre à elle seule combien nous sommes différents des autres peuples, nous les Chinois. Nous nous exprimons par allusions, évocations, par métaphores, nous servant d’un prétexte, d’un paradoxe, d’un renversement d’idée, d’un euphémisme, utilisant la prédiction, le sophisme, les associations d’idées, jouant avec les oppositions et l’ambiguïté, essayant de circonscrire le sujet, pratiquant les citations classiques et se référant même aux lois, etc. C’est de là que viennent le charme profond et le pouvoir de la culture et de la langue chinoises. Je peux résumer tout cela par ce que j’appelle « la méthode conceptuelle métaphorique ».

 

Z. X. : Tu viens de parler à moitié en chinois, à moitié en langue occidentale.

 

C. Z. : C’est devenu naturel pour moi, comme une deuxième nature.

 

Z. X. : Est-ce que ce mode de pensée fonctionne dans le contexte occidental ?

 

C. Z. : J’ai survécu dix ans avec ce mode de pensée. Plus qu’un mode de pensée, c’est aussi, pour un étranger comme moi, une stratégie culturelle et une manière de converser afin de survivre au mieux. C’est-à-dire que l’utilisation d’un langage ambigu et indirect permet une critique plus efficace et plus profonde qu’une « argumentation frontale ». C’est ainsi qu’en 1990, j’ai commencé à faire des installations. Tout le processus, de la conception au titre final, en passant par le choix des matériaux et des objets jusqu’aux finitions, tout fonctionne selon la méthode de la métaphore. A côté de cela, la clé des métaphores est le « jie »(l’emprunt). On peut « jie-er » librement ici et là, à l’Est ou à l’Ouest.

 

Z. X. : Je me souviens qu’au début de l’année 1992, tu as montré une œuvre au Magasin (Centre national d’art contemporain de Grenoble, France) qui avait ce titre Find Reincarnation in Another’s Corpse(Trouver réincarnation dans la dépouille d’un autre).

 

Z. X. : On retrouve le verbe « jie-er » (emprunter) dans de nombreux proverbes chinois : « se présenter au Bouddha avec des fleurs d’emprunt », « assassiner avec le couteau d’un autre »,« prendre le prétexte d’un sujet pour le plaisir d’argumenter », « compter sur l’eau pour faire avancer le bateau », « compter sur la voile pour faire augmenter le vent », etc. Je pense que le mot « jie »est ici une méthode conceptuelle très chinoise. Les anciens en Chine l’appellent « les ressources intérieures » ou « l’ingéniosité ».Les concepts occidentaux se situent pour la plupart dans l’arène du mental, alors que l’ingéniosité des Chinois s’inscrit dans le circuit du cœur. Fonctionner avec la tête ou avec le cœur sont deux choses très différentes. Cela vaut la peine de s’y arrêter. Bien sûr, derrière le mot « jie », se trouve quelque chose qui a beaucoup plus à voir avec une hybridation conceptuelle et le pouvoir d’un concept impur que d’un concept pur. Pour « jie-er » (emprunter) librement et méthodiquement, on doit vivre de riches « transexpériences ». La vie est comme une grande banque. Parallèlement, le mot chinois « jie »(emprunt) implique à mon avis une grande capacité d’assimilation. Peu importe que l’on emprunte à la tradition ou au monde extérieur, on reste toujours un « Jaune ». Ainsi, nous n’avons pas peur aujourd’hui d’emprunter aussi bien au passé chinois qu’à l’Occident moderne. « Emprunter » permet de « brouiller les cartes » et d’atteindre un « concept illogique » ou une « logique hasardeuse ».

 

L’éternel malentendu

 

Z. X. : N’as-tu pas peur des malentendus ?

 

C. Z. : J’ai eu un entretien récemment avec un critique d’art américain. Le titre de notre entretien était : « J’essaie de créer un malentendu. ». Le malentendu est un mode de communication terriblement tentant. C’est un « médium » qui permet les échanges transculturels et où peuvent véritablement s’affirmer les différences.

 

Z. X. : Au début de cette année, tu as réalisé Round Table – Side by Sidepour la Biennale de Lyon en France, qui avait pour thème « Les autres »12. On pouvait lire ces mots gravés sur un petit plateau rond à la jointure des deux tables : « Malentendu éternel ». Ça fait penser à la petite aiguille d’une montre, qui tournerait éternellement entre le continent asiatique et le continent européen. Est-ce que ton intention était de rendre éternelle la notion de malentendu ?

 

C. Z. : Ce n’est pas moi qui ai inventé cette idée. En 1993, j’étais dans un avion pour la Corée du Sud et Ponthus Hulten me proposa de m’asseoir à côté de lui. Nous avons parlé abondamment de l’Asie et de la Chine, ainsi que des échanges culturels Est-Ouest. Alors que l’avion était sur le point d’atterrir, je lui ai dit : « Vous qui avez dédié des années à l’élargissement de l’art et aux échanges culturels Est-Ouest, quelle est votre expérience personnelle avec les Asiatiques ? » Il m’a répondu : « Un malentendu éternel ». Ces mots surprenants étaient prononcés sur le ton de la plainte. À ce moment précis, je me suis promis de faire un jour une œuvre dans laquelle je chanterais les louanges de l’éternel malentendu. Cette pièce est un premier pas dans ce sens ; j’y ai gravé ces mots comme « texte trouvé ». Bien sûr, en ajoutant ce texte à Round Table – Side by Side, j’avais l’intention de répondre à ma façon à la thématique de l’exposition.

 

Z. X. : Selon toi, le multiculturalisme n’aboutirait qu’à un « malentendu » ?

 

C. Z. : Le malentendu suppose une rencontre. Il survient uniquement quand on essaye de connaître et de comprendre l’autre. Ce qui est évident et superficiel ne va pas provoquer de malentendu, celui-ci ne peut survenir qu’en approfondissant l’échange. La plupart des personnes impliquées dans une recherche sur le multiculturalisme veulent comprendre les autres et en être comprises. Mais comment comprendre les autres en se refermant sur soi-même ? Nous devrions être dans un constant déplacement pour pouvoir étudier, créer et rechercher les malentendus. Aujourd’hui, l’un des grands mérites de l’art est de stimuler le vrai désir d’étudier les autres et les autres cultures en créant des malentendus. En réalité, on ne peut accueillir ni acheter les autres cultures. Ce qu’on achète, c’est du poisson fumé. Pour savoir à quoi ressemble un poisson, il faut le voir évoluer dans l’eau.

 

Z. X. : Les concepts de malentendu et de compréhension sont-ils vraiment diamétralement opposés l’un à l’autre ?

 

C. Z. : Dans le domaine de l’art, il n’y a pas de compréhension possible. Ce serait une révélation extraordinaire de comprendre où a commencé le malentendu. L’histoire de l’art est une « histoire des images » ; derrière toutes ces images, il y a des énigmes et des malentendus. C’est ce que nous appelons l’art.

 

Z. X. : Ce que tu dis est presque de la superstition.

 

C. Z. : L’art est une sorte de superstition. D’un certain point de vue, la science est également une superstition. Aussi longtemps qu’il y aura des choses inexplicables, et aussi longtemps que nous essaierons de comprendre l’inexplicable, il y aura de la superstition. Bien évidemment, le malentendu est aussi une forme de superstition. Le désir de comprendre va de pair avec le désir de ne pas comprendre. Mais la compréhension elle-même et le malentendu sont incompatibles.

 

Un déplacement tout les dix ans

 

Z. X. : Tu t’es montré extrêmement actif en Asie et en Amérique du Nord ces dernières années. Tu sembles opérer désormais tes « déplacements » les plus importants. Il est évident que ta créativité va bon train.

C. Z. : Etrangement, chaque dizaine d’années marque une nouvelle borne kilométrique dans ma vie. Dix ans de Révolution culturelle, dix ans d’ouverture de la Chine, et dix ans de vie en Occident. Ou ce sont les autres qui m’ont poussé au changement, ou c’est moi qui l’ai voulu. Maintenant que je suis à l’aube d’une nouvelle dizaine, un nouveau déplacement semble naturel.

 

Z. X. : Quand as-tu visité les Etats-Unis pour la première fois ? Est-ce que c’était pour une exposition ?

 

C. Z. : C’était en 1993. Je voulais séjourner quelque temps aux Etats-Unis pour y vivre des expériences avant de réaliser une exposition l’année d’après au New Museum of Contemporay Art de la ville de New York.

 

Z. X. : Cette pièce, Field of Waste, a quelque chose d’énigmatique, mais on y sent très clairement une connaissance du « terrain ». On rapporte que tu as travaillé dans un atelier de couture à New York pour confectionner des « tapis», des chiffons faits de drapeaux chinois, de drapeaux américains et de vêtements divers. On dit aussi que tu brûlais des journaux à Harlem.

 

C. Z. : Cette expérience symbolise un tournant dans ma vie. Je me suis rendu compte pour la première fois qu’aux Etats-Unis, la notion de multiculturalisme n’existait pas seulement dans les musées. Bien au contraire, elle existait déjà dans la vie, dans la diversité raciale et les différents conflits interethniques. La première idée qui me soit venue à l’époque, c’est la nécessité de travailler avec les populations locales pour mener à bien mon travail. Au final, Field of Wastes’est fait en partie en collaborant avec les ouvriers de l’atelier de couture chinois et, en partie, en compagnie de ces deux amis avec qui j’ai brûlé des journaux à Harlem. A la même époque, j’ai fait la connaissance de l’artiste américano-jamaïcain Nari Ward, qui a joué un rôle clé dans la réalisation de mon projet. A travers notre amitié, j’ai vraiment compris qu’aux Etats-Unis « les gens de couleur portaient la moitié du ciel ».

 

Z. X. : Mais j’entends dire qu’il existe de sérieux conflits entre l’Europe et les Etats-Unis. Ceux qui ont longtemps résidé en Europe développent souvent à des degrés divers un sentiment « d’anti-américanisme », comme en témoigne la performance de Beuys (I like America and America likes me)en 1974.

 

C. Z. : Ignores-tu l’éducation que j’ai reçue pendant les trente premières années de ma vie ? Les forces alliées ont brûlé le Jardin de Yuanming à Pékin, et le gouvernement de la dynastie Qing a cédé Hong-Kong au Royaume-Uni. Cependant, j’ai quand même vécu à Paris, en Europe, ces dix dernières années. Ce n’est pas parce que je vis chez eux que j’acquiesce aux faits et gestes des Européens. La performance de Beuys est celle d’un Européen de race blanche, portant les « séquelles » du pouvoir et de l’histoire. Pourquoi devrions-nous partager ce fardeau qui n’est pas le nôtre ! Mao Tse-Toung lui-même a déclaré au moment de l’instauration des relations diplomatiques entre la Chine populaire et les Etats-Unis, que les peuples de Chine et des Etats-Unis étaient des peuples amis. Cela correspond également à l’esprit du bouddhisme. Ce qui m’intéresse aux Etats-Unis, c’est la population, les tensions sociétales, les contradictions et les conflits de pouvoir, en fonction desquels on peut élaborer une œuvre artistique. Si l’on veut vraiment tenir les Etats-Unis à distance, il faut d’abord aller sur place et observer, exactement comme toi qui préfère garder tes distances avec ce que tu aimes le plus : ta culture et ton pays natals. En même temps cette expérience pourrait faire entrer dans ton cœur « un autre continent ». Une fois séparé de « l’environnement écologique de sa langue natale », on devient même capable de transformer ses propres « contraintes linguistiques » en une sorte de liberté. En quittant la Chine, mon intention n’était pas de me limiter à un autre pays ou une autre région. J’ai quitté la Chine pour embrasser la terre entière.

 

Z. X. : Est-ce que ton pays te manque ?

 

C. Z. : Comme je l’ai mentionné plus tôt, mon « identité génétique » est d’être jaune. Mais diverses raisons me limitent en Chine et je ne peux y mener à bien le type de travail qui est le mien. Nous avons ainsi formé un groupe de « vagabonds de la culture ». Tenus par l’envie de voir le monde, nous voulons être perpétuellement en mouvement. Même s’il m’est arrivé de participer à des expositions d’artistes chinois, je n’ai jamais eu le sentiment de représenter la Chine. Une fois, un commissaire occidental qui organisait une exposition de ce genre m’a demandé ce que j’en pensais. J’ai répondu que je pensais à ce que j’allais faire individuellement quand l’engouement pour les artistes chinois aurait disparu dans le monde occidental. Tu sais, chaque fois que je vais à la Biennale de Venise, j’ai le cœur serré en constatant qu’il n’y a toujours pas de pavillon chinois. Cependant, après avoir tourné et retourné cette question dans ma tête, il me semble qu’elle s’est inversée : comment un artiste peut-il représenter uniquement une nation et exposer son travail dans un seul des pavillons ? Pourquoi les cinquante millions de Chinois vivant à l’étranger ont-ils pris les commandes d’un tel pouvoir économique ? Justement parce que « Le ciel est haut et l’empereur est loin »13.La spécificité de la Chine fait que les artistes chinois en possèdent uniquement le « facteur génétique », mais n’ont pas le sens du pays ! On dit pour exprimer cela : « Quand un homme chauve utilise une ombrelle, il est sans cheveux (sans loi) et sans ciel ».14

 

Z. X. : Quand es-tu retourné pour la première fois en Chine depuis que tu en es parti ?

 

C. Z. : C’était également en 1993. Je ressentais le besoin de repartir quelque part. Cette même année, en plus de mon retour au pays, je suis allé trois fois en Corée du Sud avec l’Institut des hautes études en arts plastiques de Paris. Ces voyages me donnèrent l’opportunité de connaître pour la première fois un autre pays asiatique que la Chine. A posteriori, je me rends compte que 1993 a été une année très importante pour moi.

 

Z. X. : Comment s’est passé ton retour en Chine après avoir vécu comme expatrié en Europe pendant dix ans ?

 

C. Z. : J’avais besoin de refaire l’expérience de la vie en Asie, et de comparer l’Asie que je connaissais avec celle que je ne connaissais pas encore. Même la Chine avait radicalement changé. Curieusement, ma connaissance de l’Occident me donnait l’impression d’une distance avec l’Asie. Ma relation avec l’Asie était désormais fragile et insaisissable, la Chine me semblait étrange et intrigante, proche et pourtant lointaine. Il faut être une « créature migrante » comme moi pour percevoir cette beauté, observer son propre pays et l’Asie en général à travers un prisme polygonal.

 

Z. X. : N’aurais-tu pas une mentalité chauvine ?

 

C. Z. : J’ai la mentalité d’un Chinois. Je me souviens qu’au lycée, dans notre salle de classe, nous pouvions lire sur le mur qui nous faisait face : « Garde ton pays natal dans ton cœur, et embrasse le monde entier du regard. » J’ai eu ce slogan sous les yeux tous les jours pendant quatre ans et je ne l’ai jamais oublié.

 

Z. X. : Le centrisme occidental ne doit pas seulement son existence à une culture qui serait le fondement d’un développement idéologique. Il s’est construit aussi sur les ressources économiques nécessaires à la mise en place d’un marché de consommation. De nos jours, l’essor économique de l’Asie permet d’imaginer la formation d’un centre asiatique sur le plan matériel. En tant qu’artiste d’ascendance chinoise, es-tu sensible à l’idée d’un « nouveau centrisme asiatique » ?

 

C. Z. : Je ne savais même pas qu’il pouvait y avoir un « nouveau centrisme asiatique ». Cette expression sonne bizarrement. Ça ne m’intéresse pas.

 

Z. X. : Mais c’est un fait accompli que l’Asie du Sud-Est est devenue un nouveau centre du monde.

 

C. Z. : Je suis d’accord avec toi. L’Orient est devenu un bloc puissant, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan politique. Un bloc ou un « centre de désintégration » (ou encore « un nouveau centre en formation ») qui rivalise avec l’Europe et les Etats-Unis. Ce centre a également rapidement mis en place une vaste « zone de chocs Est-Ouest » facilement accessible et d’une grande effervescence. Autrement dit, nous devons, en tant qu’artistes d’ascendance asiatique, mettre en évidence nos particularités et nos différences, en nous montrant actifs dans le monde occidental. Par notre présence, nous rendrons compte et ferons connaître ce que représente cetteorigine coloniale, d’où vient le centrisme occidental. Nous serons ainsi en mesure de créer « notre propre monde » dans le monde occidental. Cependant, nous devons aussi nous rendre compte à quel point l’Asie du Sud-Est est précisément le plus grand centre de conflits Est-Ouest. L’Asie authentique a disparu pour toujours. Nous devons également admettre que l’économie peut se mesurer à la taille du porte-monnaie, tandis que la culture contemporaine ne peut pas s’acheter. Certains pays asiatiques l’ont payé très cher. L’Asie (et plus particulièrement la Chine) a deux tendances contradictoires qui lui sont fatales ! Ceux qui sont au pouvoir souffrent d’un paradoxe majeur : tout en ayant une idéologie conservatrice, ils vouent une adoration à tout ce qui est étranger. C’est de cette même maladie qu’ils ont souffert depuis une centaine d’années.

 

L’Asie devrait établir une « seconde tradition »

 

Z. X. : Ainsi, ces dernières années, certains des projets que tu as réalisés en Asie, comme Celebrating the World,Game Table,Fu Dao/Fu Dao – Upside-down Buddha/Arrival at Good Fortune, sont très fortement marqués par les idées que tu viens d’évoquer. J’ai le sentiment que ces œuvres sont à la fois joyeuses et douloureuses, et le spectateur ne sait pas s’il doit rire ou pleurer. Si elles sont gaies, cette gaieté est ridicule, et si elles sont divertissantes, elles sont aussi satiriques. Même si tu es très libre et audacieux dans la forme, le langage métaphorique que tu utilises avec cet esprit critique et moqueur est cependant de plus en plus asiatique.

 

C. Z. : Il est certain qu’en retournant en Asie, j’ai fait de nombreuses fois l’expérience du « court-circuit ». Mais mon secret est le suivant : au lieu de changer de stratégie en « changeant mon jeu », je continue à m’immerger dans la vie, en m’attaquant systématiquement au malaise social que je perçois. J’ai besoin de découvrir l’Asie en faisant mes expériences tout seul. Il faut comprendre que l‘enjeu majeur de l’Asie d’aujourd’hui n’est pas de choisir entre « anti-traditionalisme » et « anti-occidentalisme ». L’enjeu est de savoir comment mettre en place une « seconde tradition », qui soit bien à elle.

 

Z. X. : Une sorte de renouvellement de la tradition ?

 

C. Z. : Non. Il s’agit plutôt d’établir un nouveau type de modèle socio-économique qui serait fondateur d’un renouveau culturel total en Asie, un nouveau « stade de conscience ». Même si par certains aspects, la modernisation de l’Asie est originale, elle est principalement le fait d’apports étrangers qui viennent « recouvrir » sa culture traditionnelle. Cette modernisation n’est pas un développement logique de la culture traditionnelle. C’est pourquoi les Occidentaux et les Asiatiques eux-mêmes appellent cette modernisation, une « occidentalisation ». C’est un fait historique. Comment changer cet étrange phénomène de « recouvrement » en une nouvelle page historique, « une seconde tradition », qui se développerait parallèlement à la « première tradition » ? L’aspect « collage », que l’on observe dans bien des métropoles asiatiques, peut être vu comme une installation à grande échelle, née de cataclysmes et d’assemblages multiples « d’espaces et de temps culturels ». Ils apparaissent souvent banals et sont pourtant très révélateurs.

 

Z. X. : Est-ce que tu veux dire que les Asiatiques ne possèdent pas d’esthétique urbaine ?

 

C. Z. : Les Asiatiques n’ont pas le temps de se soucier de ce genre de choses. Avec le temps, l’habitude devient une seconde nature. L’Asie va-t-elle se découvrir une esthétique urbaine propre ? Aujourd’hui, le Japon est en train d’établir, ou a déjà établi pour l’essentiel une telle « tradition ». De nos jours, si un artiste japonais utilise des téléviseurs Sony dans une installation ou d’autres gadgets de haute technologie, peu de gens diront qu’il s’agit de symboles de la culture occidentale. Au contraire, ils diront que c’est typiquement japonais. Dans ce sens, la culture « Sony » est représentative de la « seconde tradition » japonaise. Mais pendant très, très longtemps, le Japon avait une position isolée en Asie, il était presque comme une grue au milieu d’un groupe de poulets, un « îlot d’Occident » en Asie. La Chine à son tour revendique le statut de « Big Brother ». Plus elle est pauvre, plus elle y tient. Les pays de langue chinoise ont toujours tendance à être conservateurs. Il est important de savoir que les pays asiatiques n’ont pas coutume d’entretenir de relations entre eux, d’où l’absence de spécificité « intra-continentale ». Cependant, à l’approche du changement de siècle, ce vaste territoire semble subir d’importants changements, en particulier du fait de l’éveil de la Chine.

 

Z. X. : Tu sembles parler de « déterminisme économique ». N’as-tu pas dit juste avant que la culture contemporaine ne pouvait pas s’acheter ?

 

C. Z. : Ce que je voulais dire, c’est que la modernisation économique n’implique pas la modernisation culturelle. Cependant, l’économie est le levier qui conditionne le développement culturel. De plus, les conditions du développement économique sont étroitement liées à la culture du pays. Malheureusement, la plupart des gens associent le développement culturel au fait « de devenir riche ». Est-ce qu’on a une identité parce qu’on est riche ? Non. Il est donc évident que l’argent ne peut pas acheter de culture contemporaine !

 

Z. X. : Le problème de la Chine n’appartient pas seulement à une logique de dialectique économico-culturelle. C’est bien plus complexe que ça.

 

C. Z. : La complexité de la Chine est principalement politique. Bien sûr, la force de la tradition chinoise est sans équivalent. Mais je crois que le développement économique va peu à peu influencer la politique chinoise, car il est le moteur de la société moderne, mais également un pilier de la tradition : les Chinois « comptent l’argent et pèsent l’or ». Les prouesses économiques des Chinois expatriés sont un défi majeur pour l’humanité. Les qualités des Chinois ont empêché la Chine de suivre le chemin de l’ex-Union soviétique. Là où je suis concerné, c’est que pendant un temps considérable, la culture contemporaine chinoise va subir la double pression de la politique et du « boulier ». C’est pourquoi les gens de notre génération, qu’ils vivent en Chine ou hors de Chine, devraient être plus attentifs aux problèmes que pose l’Occident à l’Asie. Nous devrions travailler à construire une base solide pour établir une « seconde tradition » en Chine et en Asie.

 

Tout le monde est un « autre »

 

Z. X. : Parce que c’est trop difficile de vivre en Chine, tu as lutté corps et âme sur le terrain du multiculturalisme occidental pour établir une « seconde culture chinoise ».

 

C. Z. : La « seconde tradition » chinoise ne peut exister sans « ceux du dehors », de même que l’économie chinoise ne peut se passer des communautés chinoises expatriées. De nos jours, certains spécialistes de l’art asiatique font une différence entre les artistes vivant en Asie et ceux qui vivent en dehors. Malgré toutes leurs bonnes intentions, je pense que leur approche ne nous rendra pas service. Le pouvoir particulier de l’Asie vient principalement de son ouverture et de sa perméabilité au monde extérieur : de son côté Yin et de son côté Yang. Le multiculturalisme est aussi complexe. L’artiste d’aujourd’hui veut recréer la terre et le ciel dans son propre monde. Il va creuser son trou et mettre en place son propre espace spirituel. Je vois le multiculturalisme comme un « espace vide ». Autrement dit, même si la notion de multiculturalisme vient de l’Occident, en particulier des Etats-Unis, il est cependant possible d’établir ses propres règles à l’intérieur de cet « espace ». On peut ainsi rester soi-même et se déplacer en toute liberté verticalement ou horizontalement. Si on doit se limiter à un rôle défini par les autres, alors autant retourner travailler dans les rizières !

 

Z. X. : Quelles sont les règles du jeu que tu t’es toi-même fixées ?

 

C. Z. : Dans ce jeu, deux éléments sont omniprésents : moi et les autres. Les deux éléments coexistent en harmonie dans cette relation couplée qu’est « moi – les autres ». Pour s’inventer des règles, il faut redéfinir ces deux éléments et ce qui les relie. Bien entendu, le jeu se met en place dans la sphère individuelle, où l’on ramène des éléments extérieurs. On peut ainsi facilement jouer son propre jeu.

 

Z. X. : Où se situent « moi » et « les autres » dans ton monde ?

 

C. Z. : D’où vient le concept des « autres » ? Bien sûr, de l’Occident. On peut voir, paradoxalement, dans la création de ce concept, à quel point le centrisme occidental est profondément enraciné. « Les autres » représente un concept de regroupement qui va au-delà de ce que l’on entend par la relation entre « moi » et « toi », « lui » ou « eux. ».Curieusement, les artistes non occidentaux, qui font partie des « autres », ne se demandent jamais comment définir à leur tour ceux qui les ont ainsi désignés. C’est là que se situe le problème.

 

Z. X. : Mais quand on dit « les Autres », c’est presque devenu un nom propre.

 

C. Z. : Ne spéculons pas trop sur les termes, mais regardons d’abord comment le multiculturalisme s’est construit à partir de cette définition des « Autres ». Maintenant, imagine un dessin : au centre du dessin il y a un grand cercle avec des lignes qui relient son périmètre au reste de l’image en rayonnant dans toutes les directions. Au bout de chaque ligne, il y a un petit cercle. Le grand cercle du milieu est bien sûr l’endroit où l’on a défini la notion des « Autres », c’est-à-dire le monde occidental. Tous les petits cercles autour représentent le groupe des « Autres » : les Asiatiques, les Africains, les Latino-Américains, les Moyen-Orientaux... Cela ne pourrait être plus clair : tous les petits cercles alentour s’intéressent uniquement au grand cercle central. Pendant des décennies, on a entendu parler d’échanges artistiques entre la Chine et l’Occident, de conflits culturels Est-Ouest, d’intégration des Noirs dans la population blanche, de confrontations interraciales, d’anti-occidentalisme, de défi à l’Occident, d’anti-américanisme, etc... On dit qu’au Japon, certains Japonais se considèrent tout simplement comme des Blancs, ayant la mentalité des Blancs. Mais combien d’artistes non occidentaux évoluent-ils dans les petits cercles périphériques ? Combien d’entre eux, s’il en est un seul, se sont intéressés au cercle du dehors que forme le conglomérat de tous les petits cercles ? Pourquoi n’entendons-nous jamais parler dans le monde de l’art d’interpénétration entre les Jaunes, d’échanges Noirs-Jaunes, ou de dialogue Sud-Sud ? En réalité, plus on arpente un terrain, plus il se stabilise. C’est la loi : « Plus on s’oppose, plus ce à quoi l’on s’oppose prend de l’importance»et « plus on critique, plus l’objet de la critique devient populaire ». C’est pourquoi nous devrions souvent changer de chemin.

 

Z. X. : Est-ce pour cette raison que ta stratégie consiste à éviter le centre ?

 

C. Z. : Non, c’est dans mon monde intérieur que je veux changer complètement le dessin. Je veux éliminer le grand cercle, pour que tout le monde soit « un autre » et que toutes les cultures soient les « autres » cultures, y compris la culture blanche. Nous aurons alors un monde « multi-autres », « multi-couleurs ». Il n’y aura plus rien du tout au centre. C’est ma façon de réviser la définition des « Autres ».

 

Z. X. : Ceci est conforme avec ce que tu disais précédemment sur le multiculturalisme comme espace vide. Mais alors, où se trouve le « moi » ?

 

C. Z. : Les individus devraient devenir des formes de « virus ».

 

Z. X. : Des virus ?

 

C. Z. : Parfaitement, des virus contagieux ou latents. Les virus se définissent par le fait qu’ils sont actifs, infectieux et rampants.

 

Z. X. : Une autre métaphore ?

 

C. Z. : Cette fois-ci, elle est très appropriée. Il est connu que les virus sont minuscules, mais qu’ils peuvent endommager gravement le corps. Où qu’ils aillent, personne ne peut les ignorer. Certains virus ne se laissent pas abattre facilement, et la médecine ne peut parfois rien contre eux. La plupart d’entre eux vivent et meurent spontanément. Une fois que les virus ont envahi un corps humain, ils vont provoquer une réponse de son système immunitaire : les virus du dehors vont se battre avec les anti-corps du dedans. Les virus les plus agressifs vont détruire le système immunitaire. Cette situation ressemble au positionnement de l’artiste qui lutte à contre-courant de ce que l’on pourrait appeler « la culture centrale ». C’est ainsi qu’il contribue aux échanges multiculturels. Nous pourrions dire que les échanges culturels procèdent de la même manière et entraînent les mêmes symptômes qu’une infection virale. Les qualités des virus sont exactement celles que nous devrions posséder aujourd’hui !

 

Z. X. : Alors, quand je t’entends dire souvent qu’« ilfaut utiliser le poison comme antidote au poison », c’est bien sûr parce que tu te considères toi-même comme un poison. Mais derrière le mot « poison » se cachent d’autres sens. Peux-tu m’expliquer ce qu’est l’ambition ?

 

C. Z. : Avoir de l’ambition ou pas est sans importance. Ce qu’il faut d’abord se demander, c’est ce qui se cache derrière l’ambition. Je pense qu’avant tout, on doit être passionné et même obsédé par ce que l’on veut faire dans la vie. Ensuite, on doit avoir les qualités qui permettent de l’accomplir. Si quelqu’un remplit ces deux conditions, qui sont d’ailleurs complémentaires, alors il peut être ambitieux. On ne choisit pas l’ambition et on ne la recherche pas non plus. Ça ne sert à rien de s’appliquer à être ambitieux, il n’y rien de volontaire dans une passion. Les vraies ambitions sont comme dormir et manger. Un gros moine est quelqu’un plein d’ambition.

 

Z. X. : Les artistes ne sont pas des personnes comme les autres.

 

C. Z. : Mais en même temps, leur cœur doit être comme celui des autres.

 

Z. X. : Si l’on veut trouver la paix de l’esprit, il faut éviter le monde.

 

C. Z. : On peut être à l’écoute du monde sans devenir vulgaire.

 

Je veux apprendre une autre langue.

 

Z. X. : Si le multiculturalisme est un facteur « extérieur » à l’individu, alors que les « transexpériences » dont tu parlais au début font partie d’un monde intérieur, alors quels sont chez toi les rapports entre le monde intérieur et extérieur ?

 

C. Z. : Les mêmes que ceux des pièces d’échecs et de l’échiquier. Beaucoup de gens considèrent le multiculturalisme comme un échiquier et sont satisfaits d’avoir le rôle du pion. Ce qui m’intéresse, ce sont les fonctions inhérentes à chaque pièce, et l’intrication des relations potentielles illimitées entre elles. Bien sûr, elles sont aussi très dépendantes de l’échiquier. Par analogie, l’artiste joue une couleur personnelle sur l’échiquier, et doit traiter ses propres cases de couleur comme un échiquier séparé. Il peut enrichir sa couleur avec la couleur de « l’autre », de façon à s’assurer que « tout ce que tu as je l’ai et tout ce que tu n’as pas je l’ai aussi ». C’est-à-dire, pour reprendre un stratagème de guerre chinois : « Tu es en plein air et je suis à l’abri. » En considérant le multiculturalisme comme le facteur extérieur, l’artiste doit vivre ce que j’appelle des « intériorisations multiples ». Il doit devenir polymorphe.

 

Z. X. : On peut dire que la situation du jeu d’échecs est plus éclairante que jamais : au début tu parlais de « transexpériences », ensuite tu as dit : les arbres meurent quand on les déplace, les hommes survivent en se déplaçant », puis tu as parlé du phénomène de « court-circuit », et maintenant des « intériorisations multiples ». Tous ces exemples sont autant de tentatives pour retourner une situation à son avantage : quelles que soient les conditions extérieures ou « objectives », ce qui était défavorable devient favorable à la création d’un « polymorphe ». Puis-je te poser une question : qu’est-ce qui te pousse à « être le rayon horizontal » qui va irradier ces cultures non occidentales ? Que cherches-tu exactement ?

 

C. Z. : Quand on parle de s’approprier tout et n’importe quoi, les anciens de Chine disent « collecter, sélectionner, et mélanger les essences », ce qui veut dire aller dans les couches profondes de l’autre, absorber son sang et sa moelle, ne pas s’arrêter à sa peau et ses cheveux. Les choses qui m’intéressent chez les non-Occidentaux ne sont pas des « objets ». En plus de leurs pratiques traditionnelles, en particulier « leur mystérieuse façon de penser », je suis attentif aux processus psychologiques de leur culture. A savoir, comment les gens de ces nations anciennement colonisées vivent dans un présent postcolonial. Comment ils utilisent le langage officiel des colonisateurs pour y insérer et y développer leur propre culture et quelle est à leurs yeux leur culture contemporaine. Pour moi, qui viens d’un pays qui n’a jamais été vraiment colonisé, bien des aspects de ces cultures seront très différents de la mienne. Par ailleurs, il est très important d’étudier les leaders politiques de race non blanche, comme Nelson Mandela, Malcolm X, ou le Chinois Mao Tse-Toung, car dans un sens, ils sont les vrais précurseurs du multiculturalisme.

 

Z. X. : A présent, quel est le plus grand obstacle à ce type d’échanges ?

 

C. Z. : C’est encore la barrière de la langue. Pour être franc, je vais bientôt apprendre à parler une nouvelle langue : l’espagnol. Avec l’espagnol, on a accès à toute l’Amérique latine. Sans l’espagnol, on perd la possibilité de dialoguer avec un quart de la population mondiale.

 

Z. X. : As-tu peur de devenir vieux ?

 

C. Z. : Etre vivant, c’est être jeune. J’ai commencé à apprendre l’anglais à vingt ans et le français à trente. Je dois apprendre quelque chose de nouveau à quarante ans. Pour moi, apprendre des langues fait partie de la vie. C’est pourquoi, depuis dix ans que j’ai quitté la Chine, je n’ai jamais cessé d’apprendre le chinois.

 

 

 



Notes de bas de page:

1. Dans la culture chinoise, quand on atteint l’âge de trente ans, on est supposé s’établir (ou s’installer) dans la société en choisissant une carrière ou un statut socio-économique. C’est pourquoi on associe l’âge de trente ans à « l’âge de l’établissement ». Par extension à l’âge de quarante ans « l’âge de l’accomplissement », car à cet âge, on est supposé avoir accompli une grande partie de sa vie.

2. Le caractère chinois « zou » est un verbe ou un nom comportant un grand nombre de sen set d’implications complexes, renvoyant à diverses notions : aller (départ), traverser (traversée), voyager (voyage), bouger (mouvement), quitter (départ), faire une marche (marche à pied), chercher (recherche), errer (errance), s’échapper (échappatoire), fuire (fuite), s’éloigner (éloignement), courir (course), partir en courant (fuite en courant), marcher (marche), abandonner (abandon), déserter (désertion), rompre (rupture), etc. Ce caractère entretient aussi une relation forte avec le titre « transexpérience ». Le concept « zou » est un concept majeur dans ce paragraphe et tout au long de la conversation. Le mot « transexpérience » lui-même comporte des sens du « zou ». Les implications du « zou » sont en tout cas plus importantes qu’il n’y paraît.

3. Dans le bouddhisme, on peut atteindre certains niveaux de compréhension par la méditation. « Zhong Che Zhong Wu» est le niveau intermédiaire, et « Da Che Da Wu » est le niveau supérieur.

4. Pendant l’ère Mao en Chin, Mao plaida pour que les artiste set les autres intellectuels s’impliquent dans le monde réel et s’identifient au pleuple.

5. Ces deux lignesfont partie d’un fameux poème de Lu Xun (1881-1936), écrivain chinois moderne très connu.

6. Les anciens stratagèmes de guerre chinois montrent la grande sophistication du savoir militaire chinois. « Cacher un poignard dans un sourire » est le deuxième des trente-six stratagèmes.

7. Le Feng Shui (ou géomancie) est un art chinois qui recherche à équilibrer les énergie qui nous entourent dans nos habitures et nos lieux de travail.

8. Sous Mao, pendant la Révolution Culturelle en Chine de 1966 à 1976, tout le monde devait faire « les lectures quotidiennes » des écrits du Président Mao en se levant le matin, au moment des repas, au début des heures de classe ou des séances de travail, jusqu’au soir avant le coucher.

9. Le caractère chinois « jie » est un verbe qui a deux sens : 1 – compter sur, utiliser, et 2 – emprunter. Dans les deux cas, les choses que l’on peut « jie-er » sont des choses qui existent déjà, des « ready-made » ou des objets trouvés, appartenant à d’autres ou faits pour d’autres usages. Dans cette partie de l’entretien, ce caractère est souvent utilisé dans son premier sens. Nous allons revenir souvent sur ce caractère par la suite, en jouant sur les deux sens, l’un puis l’autre ou les deux en même temps.

10. On Kawara est né en 1932 à Kariya au Japon, il travaille à New Yprk. Ses Date Painting (« Today Series » inaugurées le 4 janvier 1966 reproduisent sur un support monochrome la date de leur réalisation. Ne varient que le format et la couleur, ainsi que le libellé de l’inscription qui obéit aux conventions du pays où l’artiste se trouve au moment où il peint. (N.d.E.)

11. Dans la philosophie chinoise, le Yin représente le féminin ou le principe négatif dans la nature, alors que le Yang représente le masculin ou le principe positif.

12. L’Autre, Biennale de Lyon 1997, commissariat général : Harald Szeemann. (N.d.E.)

13. Proverbe chinois décrivant la situation dans laquelle le Royaume du Milieu (la Chine) est tellement vaste, et le ciel tellement haut, et la capitale (où réside l’empereur) tellement loin des gens du peuple, que ceux-si sont relativement libres de faire ce qu’ils veulent. Ici, Chen Zhen suggère que le succès économique des Chinois vivant à l’étranger serait lié au fait que la Chine n’a pas de contrôle sur eux.

14. Jeu de mot : en chinois, les cheveux sont un homonymes de loi, « sans cheveux » se dit de la même façon que sans « loi ».